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Luc, un ancien joueur compulsif, misait des sommes folles avant de s'en sortir: "Des dizaines de milliers d’euros par jour, j'étais déconnecté"

 
 

Accros aux jeux d'argent et de hasard, Luc et Jean, des joueurs dits compulsifs, nous ont raconté leurs expériences et ils ont connu des trajectoires différentes. L'un est parvenu à arrêter de miser après 12 ans d'addiction tandis que l'autre continue de jouer au Bingo et s'en inquiète. Jean demande d'ailleurs s'il ne serait pas possible de lui limiter l'accès à ce jeu dans les cafés. Comment les joueurs compulsifs peuvent-ils être protégés? Nous avons posé la question à un psychologue et à la Commission des jeux de hasard.

Après douze années d'addiction, Luc est aujourd'hui un ancien joueur compulsif. Agé de 35 ans, le Montois nous raconte comment il a pu s’en sortir. 

Dès ses 18 ans, l'ingénieur commercial a commencé à jouer en achetant des billets à gratter. "J’ai craché ma voiture et mon père m’a dit qu’en achetant des tickets à gratter au même endroit, il y a la possibilité de récupérer sa mise. J’ai ainsi acheté pour 1000 euros de tickets à gratter", raconte-t-il. "Un ami m’a dit que j’étais fou et m’a conseillé d’aller vers une agence de paris, en me disant que j'allais gagner plus facilement de l'argent. C’est ce que j’ai fait, et je suis devenu accro, ça a pris comme ça."

Dès que j’avais de l’argent, je claquais tout

Lors de ses études, jusqu'à l'âge de 23 ans, Luc jouait modérément car il ne disposait pas de suffisamment d'argent. Mais une fois son entrée dans le monde professionnel, il dit avoir joué "des montants qui atteignaient des dizaines de milliers d’euros par jour. C’était surtout des paris hippiques et sportifs."

"J’étais totalement déconnecté. Il y avait des jours où en 2-3h, j’avais gagné 3000 euros sur la journée et je continuais à jouer. On ne se rend pas compte. Pour moi, c’était juste des chiffres. Je jouais principalement par téléphone chez un bookmaker et j’ai eu parfois jusqu’à 20.000 euros qui m’attendaient chez lui. Je me suis emporté et je continuais sur cette voie. Dès que j’avais de l’argent, je claquais tout. Je voulais juste gagner de l’argent."

Luc confie ce qui lui passait par la tête après avoir perdu le contrôle: "On ne se rend pas compte. L’important est de continuer à vivre et à jouer tout simplement. J’avais des impayés sur mes factures alors que je gagnais bien ma vie. Au final, j’ai joué des millions d’euros."

C’est trop stressant de gérer mon argent

Deux raisons ont fait qu'il a pu s'arrêter de jouer le 21 septembre 2017. Une date clé dans son parcours. 

"A un moment donné, je voulais avoir des enfants et je me suis dit : ce n’est pas possible de continuer comme ça. À chaque fois que vous arrivez à zéro, vous vous dites que vous allez arrêter pendant un ou deux mois. Et puis c’est reparti", dit-il. 

"Le moment précis où j’ai arrêté ? Un jour où j’étais dans le creux de la vague. Je pensais avoir gagné, mais le gars qui a fait le ticket s’est trompé. En fait, j’avais perdu. C’était super frustrant. Ce jour-là, il y avait un dépliant des 'Joueurs anonymes' sur le comptoir. Je l’ai pris, j’ai téléphoné à la personne. Je me suis présenté dans ce groupe de parole, et c’était terminé. Chaque personne a son chemin à suivre. Moi, c’était ce qui me correspondait."

Luc est parvenu à s'éloigner des jeux d'argent et de hasard, mais il met tout en oeuvre pour ne pas retomber dans ses travers. "Je me dis maintenant que c’étaient des bêtises. S’il y a un seul moyen de gagner de l’argent, c’est par le travail. Encore aujourd'hui, c’est encore ma femme qui gère mes comptes. Elle a toutes mes cartes et mes comptes. Je n’ai pas de cash sur moi. C’est trop stressant de gérer mon argent."

Pourquoi ne pas fermer les bingos? 

À Bruxelles, Jean joue quant à lui aux jeux d'argent depuis 20 ans. Il a contacté notre rédaction via le bouton orange Alertez-nous pour demander de l'aide aux autorités. 

"Je suis un joueur compulsif, les casinos sont fermés (ndlr: une mesure prise par la Comité de concertation), mais dans les cafés, il y a des bingos. Je joue et je perds des sommes assez conséquentes. Alors ma question est : pourquoi ne pas fermer les bingos ? C'est aussi dangereux pour nous les joueurs compulsifs", écrivait-il fin janvier. "Au Bingo, on peut jouer entre 25 cents et 6 euros maximum mais ça va très vite, sur 2 heures, vous avez vite perdu 500 euros."   

Exclu des casinos, il peut toujours accéder aux cafés, ce qui lui pose problème vu son addiction. "J'étais en médiation de dettes jusqu'en 2020, mais maintenant, notamment dans les cafés, j'ai la possibilité de continuer à jouer. On m'a conseillé d'aller voir un psy. J'ai été en voir un plusieurs fois puis j'ai arrêté car ça ne m'aidait pas. J'ai été dans un groupe de parole dans lequel on reste anonyme, et je me suis demandé ce que je faisais là, pourtant j'ai perdu beaucoup d'argent, et j'ai eu du mal à m'en sortir", reconnait-il. 

Comment les joueurs compulsifs peuvent-ils être protégés ? Nous avons posé la question à un psychologue et à la Commission des jeux de hasard.

Comment définir un joueur compulsif ? 

François Mertens, psychologue de l'ASBL Le Pelican à Bruxelles et coordinateur du site "Joueurs Aide en ligne", répond: "Un joueur compulsif est quelqu'un qui perd le contrôle par rapport à sa pratique de jeu de hasard et d’argent. Souvent on dit qu’il y a 3 fois 'trop'. C’est un joueur qui joue trop d’argent, qui joue trop souvent et trop longtemps, avec des conséquences qui s’accumulent et des difficultés croissantes", explique-t-il.

 "C’est en fait une perte de contrôle progressive, dans un contexte sociétal où les jeux de hasard sont très présents et stimulent énormément le joueur à jouer encore et encore", indique-t-il.

Comment cette perte de contrôle se déroule dans notre cerveau ?

Pour définir la "carrière" d’un joueur, François Mertens parle de 3 phases : 

"Il y a une phase de gain. Souvent le joueur gagne une première fois une somme importante. C’est une décharge de dopamine, de plaisir émotionnel. Il va se dire que s’il l’a fait une fois, ce n’est pas dû au hasard, mais parce qu’il est compétent. Il se dit que c’est un jeu d’adresse. Il va continuer à jouer et les jeux de hasard sont fait dans les probabilités pour qu’à terme il perde de l’argent. Plus il va jouer, plus il va perdre. Il va passer d’une phase de gain à une phase de perte."

Et de poursuivre : "Le joueur ne va pas se rendre compte de ce qui se passe. S’il est en train de perdre, c’est parce que c’est une mauvaise passe. En continuant à jouer, il se dit qu’il va récupérer cet argent. Il va s’enfoncer dans des pertes d’argent de plus en plus importantes. Il s’isole et va arriver dans une phase de désespoir. Dans cette phase où il va demander de l’aide."

A quoi faut-il faire attention quand on joue ?

Le psychologue donne quelques pistes :

"A partir du moment où on augmente les mises, il faut faire attention. Il y a aussi l’isolement, le fait que le joueur joue de plus en plus seul et cache ses pratiques. Enfin, il y a le fait que les conséquences financières soient là, qu’il y ait de la tension. Tout ce qui fait que le jeu n’est plus un jeu. Cela doit alerter la personne." 

Certaines personnes sont-elles plus sujettes à une perte de contrôle ? 

François Mertens n’exclut personne mais… "Le mécanisme de perte de contrôle est présent chez tout le monde. On a tous cette part en nous d’avoir envie de jouer", souligne-t-il.

"Maintenant dans les études et les faits, les personnes qui sont les plus dépensières et qui sont les plus représentatives, sont des personnes en difficulté sociale et financière. Une étude en France m’a sidéré. Il faut savoir que 1% des personnes les plus dépensières représentent 62% des revenus des jeux de hasard et d’argent en France. Ces 1% ne sont pas des joueurs responsables et récréatifs. Ils sont socialement en difficulté et ils dépensent plus d’argent."

Comment les opérateurs de jeu tentent-ils de nous faire jouer plus d’argent ?

"Ils vont jouer sur les illusions de contrôle. Ils vont vous faire croire que les jeux de hasard sont des jeux d’adresse", dit le psychologue. Il prend l’exemple de la roulette. "On va vous afficher l’historique des chiffres qui sont tombés. En quoi le fait de voir les chiffres tombés précédemment va avoir une influence sur le résultat de la partie suivante ? Pour les paris sportifs, on va vous faire croire que si vous êtes suffisamment informés, vous allez pouvoir définir et prédire l’équipe gagnante. Tout ça va faire en sorte que le joueur va se dire que s’il gagne c’est parce qu’il est compétent. Cette confusion va vraiment être mise en avant par les opérateurs pour inciter les joueurs à continuer leur pratique."

François Mertens regrette aussi un côté pervers à cette pratique, "car on cache les probabilités réelles de perte au joueur. Il y a tout un équilibre à trouver entre la taxe ludique (qui rapporte une somme importante à l’état) et la protection du joueur. L’Etat se trouve schizophrène entre deux demandes différentes. D’un côté, ils veulent favoriser l’expansion du jeu pour avoir cette taxe ludique, et d’un autre côté, il faut pouvoir canaliser le jeu et protéger des joueurs pour éviter des problèmes de santé publique. On se retrouve vraiment entre deux réalités pas facilement conciliables."

D’après lui, la réglementation en Belgique sur les communications commerciales en faveur des opérateurs de jeux d’argent et de hasard devrait également être revue.

"Les publicités ça me pose problème. La publicité pour le tabac est interdite. Celle pour l’alcool est réglementée. On est dans les mêmes mécanismes pour les jeux de hasard et d’argent. Actuellement, ce qui est ciblé, c’est un public jeune et on banalise l’idée du jeu de hasard. Avec les paris sportifs, on met en place des valeurs de sport, de communauté, de groupes,… Le risque c’est la normalisation. Il existe des limitations. Un arrêté royal a été mis en place en 2018 et limite la publicité, mais pour moi, il faut clairement aller plus loin. Le danger c’est l’accroissement des joueurs à risque qui vont perdre le contrôle. Il ne faut pas oublier que les joueurs qui perdent le contrôle ont une famille. Quand on fait la balance entre la taxe ludique et le coût sociétal, cela penche vers ce dernier. Il est important de mettre en avant la santé publique. Il faudrait interdire la publicité. La crainte en retirant la publicité, c’est la question du jeu illégal. Et que les gens se dirigent vers des jeux illégaux. Il faudrait au minimum réduire drastiquement la publicité."

1.350.000 personnes ont un compte joueur

Actuellement, en Belgique,1.350.000 personnes disposent d’un compte joueur, mais toutes ne jouent pas régulièrement. Chaque jour, en moyenne, à peu près 135.000 personnes participent à des jeux de casino, des paris sportifs, etc.

Par ailleurs, 40.000 personnes sont exclues des jeux à leur demande car elles se sont rendu compte qu’elles rencontraient un problème avec le jeu. Elles ont ainsi demandé à la Commission des jeux de hasard de se faire exclure pour ne plus pouvoir accéder aux jeux en ligne ou "en terrestre".

"Le jeu a toujours existé et donc le jeu problématique ou pathologique aussi. On constate qu’il y a un nombre de joueurs de plus en plus important en Belgique, surtout en ligne. Forcément, le nombre de joueurs problématiques augmentent dans la même proportion", indique Magali Clavie, la présidente de la Commission des jeux de hasard.

Il existe différents types d’exclusion :

- Exclusions dues à la profession (par exemple, les magistrats ne peuvent pas jouer)

- Les personnes en règlement collectif de dettes. Le législateur veut éviter qu’elles soient tentées de jouer pour se refaire financièrement

- Les personnes qui demandent pour se faire exclure. Il suffit d’envoyer une demande à la commission (mail, formulaire, itsme,…)

- Une petite catégorie : 700 personnes sont actuellement exclues suite à la demande de tiers. Il existe en effet la possibilité pour un parent, un conjoint, de faire exclure quelqu’un de proche si la personne (enfant, parent,…) ne prend pas cette décision toute seule. La personne peut alors faire exclure le joueur, qui a la possibilité de faire valoir ses arguments.

Le système qui regroupe tous les joueurs exclus doit évoluer

4500 demandes d'exclusion interviennent chaque année. "Cela ne veut pas dire qu’il y a 4500 exclusions en plus car il y a aussi des joueurs qui demandent la levée de l’exclusion. Le chiffre est relativement stable depuis quelques années", précise Magali Clavie.  

Ces personnes sont ainsi exclues des endroits spécifiques de jeu : les casinos, les salles de jeu, les jeux en ligne,… Par contre, elles peuvent encore se rendre dans les agences de paris, les librairies et les cafés pour jouer. 

Magali Clavie estime ainsi que le système EPIS (Excluded Persons Information System), un système électronique qui regroupe tous les joueurs exclus, devrait évoluer. "Il y a un projet d’arrêté royal qui est en cours et qui va faire en sorte que Epis, le système d’exclusion, soit aussi valable dans les agences de paris. Au Parlement, ils discutent aussi de la question de savoir si les librairies ne seraient pas aussi concernées. Il serait logique que tous les jeux soient traités de la même manière."

La présidente de la Commission des jeux de hasard accorde aussi beaucoup d’importance aux campagnes de prévention. "Le jeu existe, il est légal. Pour 98% des personnes, ça ne pose pas problème. Il n’y a pas vraiment lieu de l’interdire. Il ne faut pas diaboliser le jeu, mais il ne faut pas le banaliser. Tous les joueurs doivent avoir conscience très tôt que ce n’est pas une activité récréative anodine et qu’il faut pouvoir la garder sous contrôle pour éviter les dérives qu’on connaît."

Magali Clavie tient par ailleurs à mettre en avant le secteur d’aide souvent méconnu des joueurs. "Très peu de gens savent qu’ils peuvent trouver des conseils, de l’aide, auprès d’ASBL, de psychologues,…  Ce secteur propose des autotests, des chats, des suivis en ligne… Il y a une mine d’or d’informations méconnue et qui permet au joueur de prendre conscience des risques, de responsabiliser les joueurs. Il vaut mieux avoir cette démarche informative. Le joueur aura tendance à limiter lui-même son temps de jeu."

Les opérateurs déjà pourraient de leur côté davantage aider les joueurs en détectant les comportements à risque. "Ils n’arrivent pas tous à détecter par le biais de l’intelligence artificielle les comportements problématiques. Ils peuvent entrer en contact via des pop-ups, des messages,… avec le joueur pour l’attirer sur le fait qu’il joue trop d’argent, trop souvent, trop longtemps… Je mets beaucoup d’espoir dans cette responsabilité de la part des opérateurs. Je crois que c’est quelque chose qui mériterait d’être développé dans le futur."


 

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